Entretien avec Olivia Resenterra
2023
Les fantômes du rideau : Sur l’oeuvre d’Iris Terdjiman
Rien n’est au fond plus aisé pour le peintre que de peindre « toute chose».
Il suffit au peintre, pour cela, de peindre d’abord in petto, en soi et en tant qu’en soi, l’indivision de la peinture, la peinture comme matière, le lavis indivis qui, la forme transcendée, est en puissance toutes les formes et tous les rapports de formes qui s’y trouvent sis, si une volonté s’applique toutefois à trancher dans la peinture comme unité souveraine, cause et justification de toute forme. Ce n’est pas que s’applique alors autre chose que la contrainte « d’inventer », au sens où l’entend par exemple la philosophie manzonienne : celui qui tire de l’Un matériel toute les formes du monde s’engage dans un processus intimement, étrangement méthodique, où se confondent les retrouvailles avec les formes perdues et cet « ajout au monde », cet ajout à la collection du monde ou au monde comme collection, que la docilité de l’unité du plain-chant pictural matériel offre à discrétion au désir de choses.
S’il est aisé au peintre de peindre toute chose, ce n’est pas qu’il témoigne en cela de telle agilité à former, à figurer, de telle aptitude singulière à reproduire : c’est que la reconnaissance en son travail de la prééminence de la peinture comme cause première, de l’unité de la peinture comme cause première, ou de l’être comme répondant en peinture à la nécessité qu’y soient intégrés et dépassés les motifs issus de l’aliénation picturale, l’oblige. En somme, s’il est aisé au peintre de peindre toute chose, c’est que toute chose y consent, dès lors qu’elle s’offre en la peinture comme redoublement élucidant de l’être. Si le peintre trouve toute chose, c’est que la sensation qui est la sienne d’une prééminence et d’une antécédence à toute chose lui fait don de toute forme.
Iris Terdjiman est incontestablement de ces grands artistes qui, la peinture faisant en eux force comme être, comme « de l’être », obtiennent d’elle que toute chose s’invente, se retrouve ou s’ajoute en la peinture objectée. Elle n’affirme pas par là une singulière aptitude à former : quand elle forme follement, depuis une folle aptitude à former, elle ne semble se disposer qu’à recevoir de la peinture comme premier principe, de sa matière principielle, de son geste qui est son geste, de son galop immobile, le don de toute forme, le don de tout objet, le don de toute figure sise en ce principe qu’elle accueille, qu’elle défend et qu’elle illustre.
Iris Terdjiman ne trouve pas, ne tranche pas, ne fonde pas de l’infondé : comme l’enfant que terrorisent les motifs d’un rideau faseyant dans le vent, elle est hospitalière aux fantômes rêvés qui sont le rêve de la matière ou de la peinture comme « étant de l’être ». Si sa peinture est libre, c’est que sa peinture est libre, c’est qu’une justification de la peinture, non tant par son produit que par une éternité et une dilatation sans terme de la peinture, est cet objet de la peinture d’Iris Terdjiman où, parce qu’y domine un unheimlich conditionné par l’acte de peindre, des fantômes d’objets sourdent comme des monstres du rideau des enfances tourmenté par la brise.
C’est tout le paradoxe, c’est toute la rareté de la peinture d’Iris Tedjiman que de donner à voir un talent prodigieux et une profusion « libre », quelque chose comme une ambition, comme une outrecuidance artiste, là où ce qu’il y a avant tout à y voir, c’est l’humble, c’est la patiente admission, c’est le « fiat » aux épiphanies, de la peinture comme redoublement de l’être en soi. Il me semble qu’on aurait également tort de voir en Iris Terdjiman un peintre lyrique, baroque, « expressionniste », un ardent gestuel, puisqu’elle n’est au fond que le scribe attentif et rassis d’apparitions dans le peinture-mère.
La peinture advient en la peinture d’Iris Terdjiman comme la vie advient chez l’enfant ou Kafka l’épouvanté, le sidéré, dont le peintre a fait un motif : elle fait des fantômes et ces fantômes s’équivalent, et ces fantômes de tous les livres, de toutes les icônes, de toutes les légendes, s’aliènent dans une peinture qui, si elle est figurative au carré, ne l’est qu’en tant qu’elle abstrait, disciplinée, ce que le peintre entend qu’elle abstraie de son être, de ce qui en vérité, et préalablement à la peinture-même, « est la peinture ».
De même que la nuit n’interdit aucun rêve et les autorise tous, de même que la nuit des choses les fait équivaloir et fraterniser en la nuit, de même que la vie offre des formes à celui aux yeux de qui elle est souveraine et sans cause répercutable en forme, la peinture d’Iris Terdjiman, accumulant de façon brutalement syncrétique toutes les choses « retrouvées », chair mystique de l’épiphanie et du « fiat », désigne de la peinture la persistance en tant qu’être.
Et c’est en cela qu’il lui est aisé, comme à tous ceux qui peignent « toute chose », de peindre « toute chose » : il est en effet, en elle, une munificente disposition à l’accueil de la formation par l’être de choses de l’être : elle consent à ce que toute chose soit. Et ce consentement à ce qu’il soit de l’être consentant, qui est le rebours de la « liberté de l’artiste » et cependant l’unique condition de cette liberté, confère à la peinture ostensiblement complexe et vigoureuse d’Iris Terdjiman les attributs de l’évidence paisible, de l’impassible vérité d’un delà de beauté.
Emmanuel Tugny, in Blog Mediapart, Juillet 2o21
ECRIT SUR TERDJIMAN
Le tumulte nous sort de la tristesse des présents sans consistance.
Le multiple nous extirpe de l’unité de la langue apprise.
Les couleurs nous éloignent de la tristesse de l’information.
Et le fond nous écarte de la forme car la forme est toujours formelle
Au delà des leçons oublieuses de l’ici et de l’après, vos peintures tombent du ciel.
Et l’entraînent avec elles.
Nous sommes face à l’éclatement où l’infini de votre création nous perd et nous abandonne.
Parce qu’au fond il n’y a plus de rires, plus de rivages qui mentent et qui détiennent prisonnier le sens.
Et c’est heureux.
Je vois dans ces peintures une dérive, votre, une dérive multiple retenue avant et après le chaos.
J’accepte de me perdre en elles là où le peintre à corps perdu peint.
Puis il y a à chaque toile un arrêt comme une suspension rythmique dont le sens nous échappe parce qu’il était prisonnier et que votre peinture libère.
Il y a entre autres des mots, des lettres qui ont quitté la langue pour dire l’abrupt, le clin d’œil, l’instant.
Il y a des scènes sorties de l’histoire et qui nous en racontent une autre.
Il y a des pauvres, des démunis, des fils de pute qui nous regardent.
Il y a du sang écrit, des larmes, des morceaux de corps.
Mais parfois notre regard rassemble le dispers. Parfois il se pulvérise dans le morcellement des corps. Parfois il tombe impliqué par la chute, parfois il monte et c’est le même.
Il y a du sang, du cri, des larmes Puis comme traversant l’ensemble entre absence et oubli, le fond s’est retiré au-devant. Et nous y faisons face.
Alors, quand nous quittons ces peintures, nous percevons que le fantastique est une façon de saisir que le fond parce qu’il y a qu’il y a encore et encore.
Bernard Salignon, Montpellier, 7 décembre 2020
Une fabrique des apparitions
Quelques premiers éléments de réflexion à propos de la peinture d’Iris Terdjiman
Il en est ainsi dans les peintures d’Iris Terdjiman qu’on y reconnaît jusqu’au moindre détail mais que l’on ne sait jamais ce que l’on voit. Les figures sont saisies sans effort mais la syntaxe nous manque, comme d’une langue étrangère. L’évidence des motifs nous laisse sans raisons.
La peinture d’Iris Terdjiman s’impose, indéniablement, comme un art de la représentation. On y trouve nombre des opérateurs qui articulent le théâtre commun des destinées humaines : le trait, la couleur, les feuillets manuscrits, le squelette, le corps, le livre, le visage, l’architecture, le paysage, l’Histoire, la relation intersubjective, la peinture, la guerre, l’image, les sentiments, le savoir, l’art, les symboles, la mort, la vérité, etc.
Pour autant, il ne fait aucun doute, pour qui passe un temps suffisant devant ces images, que, si l’expression picturale proposée traverse donc, à n’en pas douter, les champs de la figuration – évocation voire transfiguration, description peut-être et lambeaux de narration – son enjeu le plus médullaire n’y est pas localisable. Les figures, les objets, les profondeurs, les symboles, sont soumis à une logique plus archaïque et souterraine, plus retorse sans doute, quoique plus frontalement splanchnique. Il s’y passe quelque chose – cela se trame. L’épaisseur matricielle des traits ; les couleurs jetées en urgence ; l’émotion des visages incertains ; les coulures comme d’une plaie ; les écorchés en amour ; la précipitation des architectures ; les longues eaux ambiguës... C’est comme un poème, c’est à la façon d’un poème ; et de même que les mots du poème sont connus mais déplacés dans une langue altérée, les motifs de la peinture sont identifiés mais déportés sur une autre scène. L’étymologie grecque du mot poésie nous renvoie à l’idée de créer, de fabriquer. Cette peinture serait-elle poématique : sorte de fabrique dont les moyens de production sont des images ? La question qui nous revient pourrait être la suivante (il y en a d’autres bien entendu) : quel est l’objet de cette fabrique ? Incidemment, y répondre nous permettrait de comprendre pourquoi nous y perdons notre capacité syntaxique. Mon sentiment, lorsque je regarde les draps peints d’Iris Terdjiman, m’incite à penser que je suis invité à participer d’un travail génésiaque.
La peinture semble chercher à ordonner un chaos : dégager des figures dans le maelström du réel ; introduire des semblants de récit dans l’inénarrable ; composer des visages dans la cécité d’une chair ; tracer des signes et des écritures dans ce qui résiste à toute symbolisation. Le pinceau linéamente le tohu-bohu permanent qui menace de nous engloutir. Alors, on pourrait penser qu’en effet un monde ici s’ordonne. La fabrique que nous évoquions auparavant tiendrait à cela : construire des significations, instituer une scène sur laquelle déployer la raison. S’il en était vraiment ainsi, nous ne serions toutefois pas sollicités dans le vécu paradoxal dont j’ai déjà fait état : nous reconnaissons un monde mais nous y perdons la visée du sens nécessaire à notre compréhension. C’est que l’ordonnancement en question échoue en dernier terme. Les visions de Terdjiman semblent en rester à la simple convocation des figures et des motifs, sans les hiérarchiser et les articuler de manière systématique.
Il y a certes des effets de sens, des îlots d’entendement, mais le tout de la peinture n’advient quasiment jamais à la synthèse d’une scène dûment ordonnée – et quand elle arrive, ne semblerait-il pas que cela soit le fruit de quelque hasard – comme si l’ordonnancement d’un monde demeurait plus improbable que les saillies béantes du réel ? On a l’impression qu’une fois que le peintre a rassemblé les motifs qui lui tiennent à cœur, elle en a fini avec eux : la fabrique a donné : le travail est terminé ; à la façon d’un enfant qui, une fois sorti les jouets du coffre, s’en désintéresse et cherche d’autres boites à retourner. Loin de constituer un manque, c’est là précisément que la force du travail pictural de Terdjiman commence de nous saisir. Nous sommes invités à côtoyer un monde jeté dans le vif, dont l’aboutissement paradoxal tiendrait précisément dans l’effort suspendu d’une apparition.
Le peintre fait apparaître, ce qui implique une sorte d’inaccomplissement, puisqu’une fois le motif apparu, c’en est fini de l’apparition, l’apparu étant le meurtre de l’apparaître. Il y faut donc quelque chose d’un inassouvissement, que les coulées de peinture prennent en charge sans doute. Faire apparaître nécessite sans doute d’œuvrer à même la source, c’est-à-dire de s’agripper au geste de peindre tel qu’il incarne un certain rapport originaire au temps et à l’espace. Terdjiman travaille à cela, dans le matériau que constitue le mouvement intuitif paradoxal de sa main.
Ce mouvement reste en effet, concomitamment, la somme de toutes ses connaissances, la puissance d’un oubli et l’aveu de l’impuissance foncière à savoir ce que, à vrai dire, elle fait. Nous trouvons là une cause probable de son usage électif de la technique de l’affresco. Dans cette vibration se déploient donc les apparitions. Et c’est cela que cherche le peintre : rester au plus proche de l’apparaître. C’est là le sens médullaire de tout travail génésiaque : faire apparaître (ordonner est somme toute secondaire, c’est une autre histoire, plus prosaïque peut-être, celle des générations et des biographies, et la peinture de Terdjiman, nous l’avons dit, n’est pas étrangère à cela, bien que de façon subsidiaire il me semble). Cependant, une fois précisé ceci, nous reste à définir quel pourrait être l’enjeu de ces apparitions. Pourquoi le peintre reste-t-elle comme collée à l’apparaître ? Le philosophe Mark Halizart commente le concept de membrane forgé par Gilles Deleuze. Voici ce qu’il en dit dans un entretien : La membrane n’est pas seulement une séparation, c’est ce qui crée la possibilité même de la différence. La membrane est d’abord une simple ligne errante dans le chaos, mais cette ligne est dotée de la faculté d’absorber l’énergie du dehors et de créer, à partir de cette énergie, un « dedans »1. Il me semble que ce ne serait pas établir un contresens que de rapprocher cette définition de la membrane et la fabrique des apparitions de Terdjiman. On y trouve le même élan créateur et séparateur : cette puissance de différenciation. Au risque de nous répéter, précisons qu’ici, dans les draps du peintre, l’acte séparateur advient comme frontière entre la forme et l’informe, ou encore entre ce qui est et ce qui n’est pas ; il s’agit d’une séparation fondatrice et non des ordonnancements gigognes qui structurent l’espace, le temps, les activités humaines, etc.
Ainsi, la puissance d’apparition des travaux de Terdjiman serait fonction de sa vocation membraneuse. Sa peinture filerait à même le chaos pour l’innerver de figures apparaissantes, tirées de ses propres confusions et énergies. Son art serait un opérateur qui restitue une sorte d’intériorité là où seul domine l’indifférencié. Je pense qu’il serait donc utile, pour comprendre le travail membraneux de Terdjiman, d’envisager l’apparition comme une sorte de « dedans ». Par dedans, j’entends quelque chose d’une première épaisseur, la matrice d’un lieu, l’intuition d’un topos, ou, pour le formuler plus précisément, l’infime percée d’une consistance. Le peintre produit des apparitions dont la raison obéit à la nécessité de ménager une première intériorité. Dès lors, ne s’agirait-il pas de prêter une consistance à cet impondérable fuyant qui fonde l’être humain ? Je pense à cet anonymat commun à tous, ce noyau intérieur qui attire et repousse les mots, à l’enseigne duquel nous existons. Toutefois, aussitôt advenue, malgré la vitesse et la tenue originaire du pinceau, malgré le suspens de la finition, l’épaisseur de l’apparaître se volatilise et la consistance avec. La qualité membraneuse de la peinture chute. Reste l’art du peintre à proprement parlé, qui est le témoignage et la présentation de ce quasi échec. S’il ne s’agit pas d’un échec mais d’un quasi échec, c’est en raison de la nature de la consistance visée. Comprenons que la consistance promise à l’être humain par le peintre, ce que j’ai maladroitement, au risque d’une grande approximation, nommé un impondérable, n’est pas autrement qu’un passage. La consistance en question n’est pas une donnée, pas plus une assomption qu’une tombée, elle n’advient pas dans l’ordre d’un état, elle demeure une vitesse qui traverse la matière figurée – mon oreille glisse sur une assonance : pourrait-on parler d’une matière fuguée ?
Paradoxalement, quand la peinture est terminée, quelque chose de cette vitesse demeure. Cela s’impose avec évidence au regardeur. Quelque chose du passage réside. Et nous comprenons que cette résidence du passage est la demeure du peintre. Ce que nous montre donc la peinture d’Iris Terdjiman, ce qu’elle nous apprend, c’est peut-être cette aspiration première qui nous étreint et que nous ignorons sans doute à l’ordinaire, cette aspiration à consister, non pas dans la stabilité d’un royaume, mais selon la manière d’un passage. (Les lettres, les citations, les symboles qui parsèment les peintures sont et font signes de cela ; comme des pylônes au bord de la voie ferrée, ils balisent la vitesse et le devenir qu’elle emporte, ils réfèrent un ancrage à partir duquel advient le mouvement.)
L’art de Terdjiman ne nous parle pas dans une langue étrangère, il nous adresse l’étrangeté d’une langue picturale contractée depuis l’originaire, depuis cette instance parfaitement fidèle et infidèle à la fois, où passe le vif mais rien en soi ne tient. Il n’y a pas de langue à vrai dire chez Terdjiman, parce que c’est le négatif de toute langue qu’elle nous donne à contempler : la hantise d’un passage collé à l’immensité de chaque instant, l’impossibilité de contracter la consistance de ce passage, consistance insaisissable à laquelle nous sommes pourtant voués.
Julien Boutonnier , Toulouse, Juillet 2020.
Mann vor stehendem Spiegel
We live in two worlds and consider life as a mirror ... in the mirror we see life "as it is" and behind the mirror exists another world that we cannot see so easily and clearly. We asking ourselves "who am I?" and behind the mirror one wonders "what am I?". That world from "other side", is shaped and it moves on different spatio temporal realities and there dreams, thoughts and memories resides and interlacing. When we seek a frame of meaning for our actions in life, we find it once on one side and on the other side, but most often we find the truth of our lives where there is no more life. With this foreword I try to explain the nature of the paintings of Iris Terdjiman. She is one of the rare contemporary painters who succeed to make visible simultaneously worlds of the both side of the mirror. In her artworks she with mastery and ease paints the both worlds.
T. S. Eliot in one of his essay concluded that one poet without other poets means nothing. Following this I will not try to put paintings of Iris Terdjiman in the context of other movements in visual art as we know them from the past and present. There are many experts who can do more skillful than me. And also any comparison in the art can be disgusting too. Rather I will put unique artworks of Iris Terdjiman in the line of one painter "who painted a requiem for human civilization ... from the escape from the hells of the 20th century ... in the contemplation ... of the completely lost old world ...": a painter who at the end "opts for a flat painting without perspective or volume" (Zoran Music).
Iris Terdjiman as a painter of the 21th century convincingly returns in paintings what seems almost impossible. In the world which we live as a victims of totalitarianism of abstract ideas - she resurrected the human figure. And this human figure taken from the contemporary urban life is surprisingly attached and connected with unexpected spiritual horizons. While the whole western paintings tradition of masters - especially in the churches in the framework of christian tradition - is based on view that God is something outside the human being, Iris Terdjiman opposite to this traditional context paints the human figures as the God is inside of them.
This is the key point that might explain why Iris Terdjiman artworks are so multilayered, special and rich of meaning - she paints the shapes of human soul and her artworks with its monumental sizes are standalone or self standing contemporary "cathedrals" which inviting you to the journey into spiritual landscape - on a journey "behind the mirror". Exists one sketch by Franz Kafka which with the image tells more clear what was said: " Mann vor stehendem Spiegel". That might help you - to see.
Sašo Jurcer
publié le 8 Mai 2019 par Pierre Hemptinne
in Point culture magazine
"De grandes toiles sans support ni cadre fixées au mur, une peinture agitée, figurative et abstraite, une écriture picturale racontant crûment les tragédies humaines, les horreurs au fil des siècles et l’espoir, malgré tout, en une humanité à venir."
J'avais écrit un texte sur Iris Terdjiman, pour Iris Terdjiman, la proximité de son anniversaire, de son entrée en 34ème année, son intention à cette occasion d'organiser dans son atelier – terme sur lequel il faudra bien revenir- un accrochage d'une partie de son oeuvre, m'y ayant incité.
Un peu pour moi aussi, la fréquentation irrégulière de son travail, l'approche qui est la sienne, nos différents échanges n'ayant pas été étrangers à ce choix d'écriture.
C'était sans compter avec les aléas du monde informatique, celui-là même à qui je dois, à l'instar de Sisyphe tentant patiemment de remonter son rocher au sommet de la montagne, de devoir tout recommencer, l'intégralité du texte ayant choisi de se perdre à tout jamais.
Je me souviens de la première phrase qui disait à peu près ceci :
surtout ne pas comprendre, voire ne pas même tenter de faire l'effort de comprendre car il s'agissait bien de peinture en parlant d'Iris.
« Comprendre » une oeuvre d'art, un tableau, une musique, c'est un peu lui ôter ce qui y figure justement d'indicible, cette part de mystère, d'inconnu, d'incompréhensible. Atelier avez-vous dit ?
Un espace de plusieurs centaines de mètres carrés qui porte si bien son nom de Villa Kléber dans cette proche banlieue parisienne, tout sauf un univers douillet, dans lequel son être sensible, fragile même, devrait pouvoir se réfugier.
C'est là que la grive se niche.
Surprenant, surprenant à plus d'un titre : en compagnie de ces tas de pneus, de pièces détachées de moteurs en souffrance, cet amas de ferrailles et de tuyauteries déglinguées, -toit ouvert sur un ciel de pluie ou de soleil selon les jours et les saisons- c'est là que paradoxalement elle officie, chaleureusement indifférente à la présence de chacun, simple visiteur, ami, ou les deux à la fois.
Les personnages apparaissent soudain, droits, couchés, inversés
souvent, sur les grands panneaux de kraft ou de drap, supports aussi solides qu'humbles et précaires.
Ils surgissent, apparaissent pour disparaître parfois, laissant place à ce qui sera l'oeuvre définitive. Dans cette oeuvre, qui évoque plus la fresque, la relique, que le tableau, et dont le point de départ est autant littéraire que pictural, on reconnaît, parfois, des emprunts aux textes bibliques, mythologiques, Icare, Judith, le Vésuve, l'Ecole d'Athènes ou les Tables de la Loi.
Mais ce ne sont pas des indices.
Pas de questions, encore moins de réponses, des figures qui évoluent dans une extrême violence désincarnée, inactuelle, en lesquelles il n'y a rien à décrypter. Rien qu'une persistance. Une manière de hantise.
Bernard Sberro
Paris, Juin 2017
À pied d’œuvre
Sur les traces
d’Iris Terdjiman
Jeune femme électrique au milieu des carcasses de bagnoles, des cliquetis métalliques, meuleuses, clés, tournevis, marteaux, droite et dense entre deux riffs sursaturés qu’une enceinte vomit dans un coin, clope au bec, sur une toile d’infortune, drap de soi collé contre un mur en miettes, elle peint. Le reste est accessoire. Le pinceau métronomiquement nonchalant fait jaillir forces et formes avec la précision hachée d’un automate sensuel, mêlée d’une tendre brusquerie toute virginale dans ses timides égarements. Heidi peinturlure sa chambre au tomahawk, dérange les esprits depuis trop longtemps captifs des lieux, déménage à mesure qu’elle fixe, disparaît peu à peu devant sa Pangée blême et rend visible ou presque ce flot d’images obsédantes, furieuses et kaléidoscopiques sillonnant sans relâche ses pensées les plus sombres, les moins tristes, plats épouvantails pour champs de ruines, tapisserie fine d’un mausolée-garage à ciel ouvert, où les odeurs d’huile, d’essence et de bière côtoient les flaques de pluie largement répandues. De l’âme aux poils imbibés de mélasse à carrosseries, un seul flux, un seul circuit, ouvert, fermé, ouvert, parade alternative distribuant les touches par syncopes savantes, égrenant les terminaisons nerveuses par gerbes de suie pesamment gracieuses.
Tas de pierres, tombe isocèle, monticule de crânes. Elle sourit mais ne le sait pas, submerge le dessus des cartes grandeur nature morte, empile désolation sur désolation, pâleur sur langueur, immobilité sur paralysie, noir sur blanc, d’un geste prompt, sec, tranchant, cruel, quelque part, sur l’échelle des êtres et des choses, entre l’inexorable trotteuse et le charmeur de serpents. L’impie triangle, humble et monumental, prend son relief d’ossuaire totémique sous les décharges de guitare, les effluves de sueur, les courants de stridence, les relents d’alcool mal comprimés. D’un pot de peinture à l’autre, à peine l’esquisse d’un mouvement : tout lui vient à poings.
Lascaux sous mesca. Son t-shirt est une œuvre à part entière : débris d’embardées bigarrées, vertiges-vestiges d’époques délayées, morceaux de frises épileptiques, pestes de Rorschach, bubons symboliques, fragments désincarnés, passants anonymes et, vision parmi les visions, mate effigie d’un petit garçon grignotant biscuit sec et tissu mouillé. Elle frôle et transmute, applique au linceul vivant le cataplasme opaque d’une fuite sans retour. Négatif sur négatif : éruptions cutanées d’essences métaphysiques. Elle peint. Son ombre en train de peindre, à fleur de projecteurs, avec une facilité modeste, navrante, insupportable aux talents poussifs. Déconcertante. Il faudrait rebaptiser pour intégrer, enfin, renommer pour saisir, couleurs et motifs : dansenoir, mâcheblanc, sagrilège, tumordoré, percepectives, courbes-fourbes, échappées-écharpées, impersonnages, chromosaïques, prosopépopées. Le reste est pure littérature.
Une silhouette émasculée. Sans visage ni matricule. Non identifiable. Somnambule étendu sur le drap, bras jetés au-devant, sondant l’abîme béant, foulant de sa démarche statique le périmètre ajouré d’un purgatoire de fête foraine. Un bandeau sur les yeux. Un pied dans le vide. Le devenir dans la fosse. Somnambule-funambule, remonté comme un coucou macabre, impatient jusqu’à la chute. Non-sens aveuglant des trop humaines turpitudes. Son enjambée sur le fil défie les hypothèses : jouet du sort emporté par un vent coulis d’apocalypse, allégorie dégoulinante figurant l’espèce embrassant la déchéance de sa propre perte, avertissement, indication, prophétie, ressentiment bien froidement formulé. Quelques traits suffisent à pulvériser les certitudes les plus solides. En apparence. Chaque touche amène une conjecture nouvelle. Tandis que l’œuvre se fait, dans sa visionnaire imprévisibilité, son indécomposable temporalité, son indivisibilité créatrice. Autrement dit, ce fameux rien qui fait tout, cette mélodie filandreuse, itérative, méandreuse, constamment inouïe, toujours inconnue d’avance et comme préconçue cependant, vague souvenir de ce qui n’est pas encore advenu à l’Être. Chargée d’une aura d’unicité, hiératique, sacrée, païenne, iconoclaste. Non reproductible. Liturgie crayeuse pour célébrations délabrées.
Mythologèmes imbriqués. La caverne de Platon rugit la fougue des solos thrash metal chthoniens. L’évadé de force est de gré revenu : délesté de ses chaînes et œillères, il a vu marionnettes et agitateurs illusionnistes, la main dans le sac. Sur le mur d’en face, il singe leurs simagrées. La vérité s’est tue, sous les néons borgnes et blafards. Copie de copie, reflet de reflet d’où l’Autre émerge en vapeurs-suaires diaprées. Un œil sans paupière, soleil tout-voyant, sombre, ovale, allusif, dédaigneux, foyer panoptique surgissant des profondeurs, accompagne et sanctionne la culbute annoncée, l’air de rien, complice des rafales d’éther-nuées, spectateur blasé du grand saut dans l’inconnue. Quelque chose comme un crépuscule se trame sur le clair-obscur de l’humide paroi. Les couvercles giclent, dans un bref et sensuel couinement, spatules et grattoirs secondent le pinceau têtu, discret d’ubiquité flottante. Au bord du précipice, le noctambule méridional joue crânement sa malchance, pauvre inconscient, statue commandée. Dans son dos, le trépas qui s’entasse. Festin de pierres. Couleur merde huileuse, la falaise d’aplomb le livre au déclin des bas-fonds sépia, nappes de moisissure légère. Il suffirait d’un geste, radical et subit, géométrique et délié, d’un sursaut créateur, d’une demi-seconde inattendue, contrastée, d’un soupçon de nuance, pour le sauver. Mais il tombe. L’œil des profondeurs le sait déjà. Les traînées de zéphyr accrochées à ses épaules de gibier de potence l’affublent d’une paire d’ailes qui l’enfoncent au lieu de l’emporter. Scapulaire pour mine patibulaire. Le mur derrière la toile s’imprègne de peinture, comme un verso sans recto, un envers sans endroit. Dommages collatéraux.
Elle règne au pinceau, à la truelle, par décret, par ordonnance. Tout lui fait corps et matière. Tout la prolonge et l’anticipe. Ces traces possiblement pâteuses la racontent, au centuple, à merveille, brusques éclaboussures d’elle-même, diffractée, disloquée, recentrée. La voilà qui tousse et se gratte et s’emmêle et se rectifie : ouvrière faillible, humaine après tout, de chair, de sang, tissée d’erreurs, d’hésitations, de contradictions, de palinodies patentes. Et pourtant, géniale improvisatrice au bord du gouffre, Urlicht à la croisée des trombes d’obscurité, maîtresse d’une œuvre à venir par et malgré elle. Sous la voûte en lambeaux, le Saint-Esprit cause au white spirit. On entend les odeurs murmurer sur les murs la longue et morne histoire des cycliques palingénésies.
Cryptogrammes indéchiffrables, toboggans cabalistiques, balafres-échelles, symboles et autres déchirures à grand-peine significatives s’emparent des latitudes, y nouent des épissures, y construisent des ponts, des raccourcis. Pour mieux perdre et tromper. Quelques allumettes symétriques dénombrent les jours passés, restants, sacrifiés, offerts, volés, juste avant la tombée du grand soir et la touffeur des oubliettes. Pudique témoignage de taulard. Tout est tracé d’avance, dans cette courte histoire de longue agonie, suintant l’huile et la glycéro. Long short story. Taré sur image au milieu des sapins de bordel. Volume insoupçonné des vagues jaunâtres, lie putride au fond du calice : la fournaise baguenaude à six pieds sous terre, non loin du zombie bandé ratant sempiternellement la dernière marche. Les aspirations suicidaires scintillent, en plein mois de juillet, rue Kléber, entre table de ping-pong bricolée, fauteuils surannés, tuyaux tièdes et bouteilles vides.
Lointaine et familière, elle somme d’apparaître. Ce que chacun voit déjà sans le savoir, ce dedans de nous-mêmes inaccessible au verbe. Ce vide intersidérant, cet exil fébrile, cet escalier en colimaçon, de l’inconnu vers le néant, cette boue mielleuse, réclamant la pesanteur d’une foulée passagère, cet espace entre les lignes de fuite, ce comble de silence, grave et stoïque, Iris les a vus, sentis, transpirés.
Liquide vaisselle et café. Se nettoyer. Se détacher. Dégraisser pour dérouler, puis fumer. Reprendre haleine, adhérer au sol, de nouveau, capter les drames ambiants, respirer l’atmosphère de banalité, à travers les ouvertures des fenêtres brisées. La toile attend, fidèle aux doigts barbouillés, pinceaux de vie grouillante, inexorablement patiente et figée dans son perpetuum mobile. Quelques marasmes tourbillonnent, promptement déblayés, à grand renfort de lames sommaires, le noir au grège s’agrège, l’œuvre avance, évolue, progresse, mais le condamné ne tombe toujours pas et ne tombera jamais. Il s’apprête à tomber. C’est là son rôle. Sa pose. Sa pause. Ultime et renouvelée. Le tableau projette à l’indéfini cette fraction de seconde pré-chaos, cette catastrophe toujours annoncée, jamais passée, toujours à venir, à redouter, susciter, contempler. Étrange sentiment, devant ce cliché d’outre-tombe : se voir soi-même chuter, s’observer chutant, victime et représentation. L’effondrement comme expérience esthétique de soi-même. Tout advient par et malgré soi, là aussi, sur le revers d’une toile ou le bord d’une chaussée goudronnée.
Le vide entremetteur en scène fait soudain surgir du ravin, sous l’œil-satellite à peine concerné, la massive épave d’un ange exterminateur, couteau à la main, les ailes semées d’écailles bleu roi. Lucifer dispensant les fléaux ? Rapace des hauteurs inaccessibles ? Charognard céleste ? Sans carte ni boussole, impassible et désœuvré, le noctambule navigue à vue voilée. La cascade et les brisants peuplent un horizon qu’il ne voit pas. Gouffre ou lame de fond, l’éclipse le guette, le naufrage l’envisage. Le bleu roi vire au bleu ciel. Cet ange est encore un ange. Cynique séraphin massacreur, conservant sur son armure frissonnante la trace de ses origines, comme un nombril d’azur étiré, déformé, démesurément retaillé. Ce bleu dénote. Il fait tache. Maelstrom du non-sens en perpétuelle déconstruction-reconstruction. Des plaques mordorées succèdent aux écailles bleuâtres. Ciel et fange, rien n’est un, tout se mêle et se vaut. Le bras vengeur traverse l’abîme jusqu’aux flancs d’arrêt, qu’il caresse déjà, touche presque, mais ne pénètre pas. Main levée, punition suspendue. Tout conspire au meurtre avec préméditation, rien ne se décide. Le crime retient son souffle et songe, niché dans les replis du drap, tapi dans l’ombre des couleurs, juché près des poutres, au plafond, comme le deus ex machina près des cintres. Et l’aveugle à marche forcée n’en finit plus de finir, sans en voir le bout.
Les fins du monde resplendissent, en plein mois de juillet, rue Kléber, sous les doigts fins d’Iris, bulbe d’artiste, bourgeon de peintre à ses heures perdues ».